Explosion de la dette française : l’endettement public, un problème ou une solution ?
Depuis l’éclatement de la crise sanitaire au printemps 2020, les États se sont massivement endettés pour financer les mesures de soutien à l’économie. Faut-il s’en inquiéter ? Et si la situation était moins grave qu’elle n’y paraît ? Explications avec Thomas Grjebine, économiste au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII), qui répond aux questions d’Isabelle Bensidoun, économiste et adjointe au directeur du CEPII.
lundi 18 octobre 2021, par Isabelle Bensidoun, Thomas Grjebine
Avec la crise sanitaire, les dettes publiques se sont envolées, faut-il s’en inquiéter ?
Les dépenses publiques massives engendrées par la crise du Covid-19, financées par l’endettement des États, ont fait resurgir les inquiétudes relatives à la soutenabilité de cet endettement. Il faut dire que la dette publique est passée de 98 % du PIB en 2019 à 118 % début 2021 en France, et de 79 % à 102 % aux États-Unis.
Malgré ces très fortes augmentations, la soutenabilité des dettes nationales n’est pourtant pas remise en cause car les taux sont proches de zéro et parfois négatifs, ce qui permet d’émettre de nouvelles dettes pour rembourser les anciennes sans difficulté.
Cet environnement de taux bas s’inscrit dans une tendance de long terme, amorcée dans les années 1980, en lien avec une abondance d’épargne au niveau mondial et de faibles opportunités d’investissement. Cet excès d’épargne puise notamment sa source dans le vieillissement démographique et la forte montée des inégalités, qui concentre la richesse dans les mains de ménages qui ne consomment qu’une faible part de leurs revenus.
Cette baisse tendancielle des taux d’intérêt et leur très faible niveau actuel n’excluent pas pour autant qu’un mouvement de défiance envers certains titres souverains fasse subitement remonter les taux, comme cela s’était produit dans la zone euro en 2010-2012.
Mais les politiques mises en œuvre par les banques centrales ne permettent-elles pas de se prémunir d’une telle évolution ?
Oui, le fait que les banques centrales n’hésitent plus à contrôler les taux d’intérêt à long terme change la donne. Même si la Banque centrale européenne (BCE) n’a pas adopté officiellement une politique de contrôle des taux longs comme au Japon, elle mène en pratique une politique qui s’en approche. On se souvient du fameux « whatever it takes » (quoi qu’il en coûte) de Mario Draghi en juillet 2012 qui avait instantanément permis de réduire les écarts de taux d’emprunt entre pays européens, une annonce qui avait été suivie par des programmes d’achats massifs d’actifs à partir de 2015 (le quantitative easing).
Évidemment, officiellement, il n’est question ni de monétisation des dettes publiques – l’article 123 du traité de Lisbonne interdit à la banque centrale d’acquérir directement auprès des États les instruments de leur dette – ni d’une politique visant à réduire les spreads (les écarts de taux). Mais la frontière est mince entre un financement direct et un financement via des achats d’obligations sur le marché secondaire qui aboutissent à une baisse des spreads.
En pratique, la banque centrale participe de façon très active au financement des dettes publiques : aujourd’hui, près de 20 % de la dette publique française est détenue par la Banque de France ; c’est même 60 % de la dette publique émise par les pays de la zone euro entre mars et août 2020 qui a été rachetée par leurs banques centrales.
Par ces achats massifs d’actifs, la BCE mène ainsi implicitement une politique de contrôle des taux longs qui, si elle était pérennisée, pourrait permettre de se prémunir du risque d’une nouvelle crise des dettes souveraines. Cet édifice reste néanmoins fragile car il repose sur des compromis politiques tacites.
Est-ce à dire qu’un risque spécifique pèse sur les pays de la zone euro ?
La question de la dette publique se pose en des termes très différents pour les pays de la zone euro, endettés dans une monnaie qu’ils ne contrôlent pas, et des pays comme les États-Unis, le Royaume-Uni ou le Japon qui sont souverains monétairement.
Comme le soulignait l’ancien président de la Réserve fédérale américaine (Fed), Alan Greenspan, en 2011 :
« Les États-Unis peuvent rembourser n’importe quelle dette qu’ils ont car ils peuvent toujours créer de la monnaie pour cela. »
C’est que, dans un État souverain monétairement, État et banque centrale ne font qu’un : la séparation de leurs bilans relève d’un artifice comptable puisqu’institutionnellement la banque centrale est une sous-entité de l’État. Aux États-Unis, l’autorité monétaire est ainsi seulement déléguée par le Congrès à la Fed qui doit lui rendre des comptes.
La situation est très différente pour les pays de la zone euro, d’autant plus que l’indépendance de la BCE est gravée dans le marbre des traités (alors que dans la plupart des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques, l’OCDE, l’indépendance de la banque centrale peut être modifiée par une simple loi). En outre, la gestion des dettes publiques est rendue plus complexe encore par la coexistence de 19 dettes souveraines pour une banque centrale.
Si, faute d’accord politique, la BCE voyait ses marges de manœuvre limitées, on ne serait pas à l’abri d’une nouvelle crise des dettes souveraines – une probabilité faible mais qui existe. Une situation très différente de celle du Japon par exemple, où la question de la soutenabilité ne se pose pas malgré une dette publique atteignant près de 250 % du PIB car la banque du Japon peut acheter autant de dette publique que de besoin.
Les États de la zone euro sont donc contraints dans la gestion de leur dette publique faute de souveraineté monétaire, mais ils sont souverains fiscalement ! Dès lors, des hausses d’impôts sur les entreprises ou sur les plus riches ne permettraient-elles pas d’améliorer la soutenabilité de leurs dettes ?
Directement, non, car la faiblesse structurelle des taux provient en partie de l’excès d’épargne des plus riches qui achètent massivement de la dette publique. Une meilleure redistribution, par une telle hausse de la fiscalité, permettrait, en revanche, de soutenir la demande et de rendre ainsi la dette publique moins nécessaire, tout en réduisant les ratios d’endettement via le surcroît de croissance permis par cette demande supplémentaire.
Finalement, les dettes publiques sont-elles un problème ou une solution ?
Dans un environnement où l’épargne privée est abondante, la dette publique demeure un instrument privilégié pour combler les déficits de demande. En gros, on a besoin que quelqu’un consomme ou investisse : si le privé épargne, il faut que le public prenne le relais. Chercher à réduire la dette nominale par des politiques d’austérité serait catastrophique et risquerait de nous replonger dans l’engrenage infernal de 2010-2012.
Ce qui ne signifie pas que l’augmentation de l’endettement doit être sans limites puisque, surtout dans le contexte de la zone euro, il faut préserver la confiance de nos partenaires (pour que la BCE puisse continuer d’agir) et des marchés. Mais les taux bas actuels sont une opportunité pour emprunter, y compris à l’échelle européenne, et financer les investissements nécessaires à la transition écologique ainsi qu’au renforcement et au verdissement de notre appareil productif.
Cet article est publié dans le cadre de la série du CEPII « L’économie internationale en campagne », un partenariat CEPII–The Conversation.
Thomas Grjebine, Économiste, CEPII et Isabelle Bensidoun, Économiste, CEPII
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.